Ce texte a été présenté au concours d’écriture intitulé Le Grand Prix Littéraire du Golf, lors de l’édition 2023, par Marie Declaud. Même si cette nouvelle n’a pas été lauréate du concours, Le Meilleur du Golf l’a beaucoup appréciée, et a souhaité partager cette nouvelle avec son blog pour les golfeurs. Nous espérons que vous prendrez du plaisir à la lire. Et peut-être que vous aussi, vous prendrez part à la prochaine édition du GPLG?
Chaque fin de semaine du mois d’octobre, Lydie et moi, nous faisons une vingtaine de kilomètres à vélo Solex pour nous rendre au golf de Saint-B, à l’est de la région parisienne. Malgré les journaux glissés sous nos anoraks, nous arrivons frigorifiées dans la petite salle réservée aux caddies.
Le jeu de fléchettes ne nous attire pas plus que notre devoir de philo. Nous attendons d’être appelées. Ce jour-là, ce sont deux golfeuses qui ont besoin de nous. Elles nous demandent nos prénoms, nous confient leur chariot, et, en route pour le plaisir de marcher dans l’air frais sous le doux soleil d’octobre !
Avec l’infinité des couleurs automnales et les courbes gracieuses que dessinent les chemins sur les reliefs du terrain, le spectacle est magnifique. Pourtant, quelque chose en moi refuse cette beauté. L’herbe trop verte et les sapins trop droits me font regretter la campagne de mes grands-parents où le paysage était modelé par la grâce du hasard ou des besoins de l’agriculture, où chaque parcelle de terre avait un nom pour ceux qui décidaient de faire pousser ici du blé et là de l’orge.
Lydie et moi osons à peine parler entre nous pendant que madame Ledir et madame Catel, les yeux fixés sur l’horizon, devisent sur la morphologie du terrain, l’humidité de l’air, la force et la direction du vent. Elles se tournent finalement vers nous pour annoncer leur décision : « bois 3 », et puis non, « fer 5 ». Illico, nous sortons le petit chiffon de notre poche pour frictionner énergiquement la canne demandée.
Avec le pourboire, Lydie va pouvoir s’offrir une leçon d’équitation.
Le lendemain dimanche, madame Ledir s’adresse à moi jovialement :
– Comment allez-vous mon petit ?
Nous sommes seules, elle s’intéresse à mes études. Intimidée et un peu vexée, j’avoue être en retard pour ma dissertation de philo.
Après un bref échange sur le programme, elle se lance et traite mon sujet en trois coups de cuillère à pot : mais oui dit-elle, il faut faire une synthèse ! Au bac, ce ne sont pas vos états d’âme qui vont intéresser le jury !
Je l’écoute, impressionnée par sa concision et son habileté à balayer l’ensemble de la question. Je trouve cependant quelque chose d’irritant à cette incursion dans mon domaine : elle est cadre dans l’industrie aéronautique, que sait-elle de l’éthique de Kant qui me bouleverse et me fait lever la nuit ?
Lorsqu’elle me propose de prendre une tasse de thé au bar, je refuse au prétexte que je dois finir mon travail et je reviens chez moi le plus vite possible, contrariée par ma propre froideur et ma rigidité.
Le week-end suivant, par hasard ou à leur demande, Lydie et moi « tournons » avec les mêmes golfeuses. Elles plaisantent et font tout pour nous mettre à l’aise malgré les feuilles mortes qui rendent malaisé le passage des chariots. Leur sujet de conversation nous échappe complètement, il est question d’une réception, de tenues de soirée, d’invités d’honneur. De retour dans notre refuge, nous retrouvons nos fous rires en singeant leurs gestes à l’aide de nos foulards rebaptisés pour l’occasion « carrés Hermès ».
Le mois dernier, en visite avec ma petite-fille dans le golf où va se dérouler son stage d’initiation, j’admire le travail des paysagistes qui ont discrètement maintenus sur place un hangar ou un pan de mur en souvenir du passé de ces terres, ainsi que de vieux arbres fruitiers aux branches tordues par le vent de la mer.
Pendant que Louisette sautille joyeusement autour de moi pour éviter les flaques d’eau, l’idée me vient de lui raconter l’histoire de madame Ledir. Sa curiosité est piquée.
– Tu ne l’as jamais revue ?
– Non, mais lors de notre dernier parcours ensemble, elle m’avait demandé mon adresse.
– Ah oui ! Pourquoi ?
– Je ne savais pas, mais je la lui avais donnée, et puis j’avais oublié.
Mon histoire n’intéressait plus Louisette qui observait un petit groupe en discussion autour d’un green.
« C’est son destin, disait un jeune poète, à cette petite balle habituée aux claques et aux coups, de se retrouver au centre des attentions sur un doux tapis de soie verte, cajolée, tapotée, gentiment invitée à se laisser engloutir par le nombril du terrain ! »
La petite balle ayant enfin accepté son sort, je récupérai l’attention de Louisette :
– Je me souviens maintenant que, deux mois avant le bac, j’avais reçu une lettre de madame Ledir, avec un billet. Elle me conseillait vivement d’acheter une boîte de vitamines « X » qui m’aideraient à passer le bac, et, elle en était certaine, à décrocher une mention.
– Et alors, Mamie, tu l’as eu la mention ?
– Oui… Tiens ! C’est vrai ! Je n’avais pas fait le rapprochement avec les vitamines de madame Ledir…
– Tu l’as remerciée ?
– Non, j’aurais voulu, mais elle n’avait pas laissé d’adresse.
– Je vais peut-être la rencontrer, un jour. Je lui dirai merci de ta part !
Elle a dix ans, y croit-elle ? Après tout, qui sait ?