Ce texte a été présenté au concours d’écriture intitulé Le Grand Prix Littéraire du Golf, lors de l’édition 2023, par Jean K Saintfort. Même si cette nouvelle n’a pas été lauréate du concours, Le Meilleur du Golf l’a beaucoup appréciée, et a souhaité partager cette nouvelle avec son blog pour les golfeurs. Nous espérons que vous prendrez du plaisir à la lire. Et peut-être que vous aussi, vous prendrez part à la prochaine édition du GPLG?
Arrivé la veille à l’hôtel, j’avais un rendez-vous en fin de matinée. Attendre dans ma chambre ? Une affiche proposait un parcours proche. Après tout…
Je téléphone pour réserver le premier créneau. Il y a peu de monde en cette saison. Je m’équipe et prends un café au penthouse. Quelques personnes attablées. Une jeune femme s’approche du comptoir. Souriante, avenante, une jolie silhouette fuselée. Sportive à l’évidence.
— Bonjour. Vous jouez à quel niveau ? demande-t-elle.
— Euh, c’est-à-dire… J’ai très peu joué et pas depuis des années. Et puis, je ne connais pas
ce parcours…
Je lui donne mon index. Nous consultons le tableau de correspondance. Elle me conseille un parcours. Je l’interroge sur son classement.
— Ce n’est pas moi qui joue, répond-t-elle avec un sourire. Un match play contre ce monsieur,
cela vous dit ? dit-elle en désignant un homme seul à une table. Le jeu sera équilibré, préciset-elle. Je suis son cadet. Je m’appelle Elsa. Lui, c’est Timothée. Tim.
Son cadet ? Un bien joli cadet, me dis-je. J’aurais préféré une partie avec elle. J’appréhende aussi de rater toutes mes balles. Cela dit, autant être en bonne compagnie. Je me présente et m’apprête à aller saluer son compagnon. Ni une, ni deux, la voilà qui me plante là, lui fait signe de se lever, et me lance :
— On se retrouve au départ ?
Un peu désarçonné, j’incline ma tête vers l’inconnu. Il me dévisage avec attention sans répondre, sans sourire. Elle le prend par le bras, fait coucou de la main et sort du penthouse. Je les retrouve sur l’aire de départ. Elsa précède mon bonjour en nous présentant mutuellement. Tim me regarde à peine. Très concentré, il pose avec lenteur et délicatesse sa balle sur un tee.
Le premier trou est un PAR 4 de 421 mètres, Dog Leg à droite. Elsa lui parle tout bas :
— Remonte un peu tes mains sur le club, poids sur ta jambe gauche, un peu plus écartées tes
jambes…
J’ai compris, elle n’est pas cadet, elle est coach.
Elle lui tend un fer long. À ma stupéfaction, il lance un magnifique drive, haut et droit, à 275 mètres au centre. Je choisis un bois 5 et arrive un peu court avec plus de 180 m devant moi. Un 2e coup amène la balle sur le green et un troisième dans le trou. J’y parviens par un coup de 130 m, un de 50 pour conduire la mienne à 30 cm du drapeau et finir le PAR. Birdie pour lui. Il ne dit rien. Je ne suis pas mécontent malgré tout, mes automatismes sont revenus.
Nous enchaînons plusieurs trous. J’observe Elsa. Toujours bien positionnée, elle est attentive à ne pas faire d’ombre qui pourrait gêner Tim. Elle est très précise dans ses indications : distance, protection du green, position du drapeau… Sur le fairway, elle se place à côté de la
balle et mesure la distance. En toutes circonstances, elle présente les choses de manière objective, mais toujours positivement à Tim. Après chaque joli coup, elle lui caresse l’épaule, témoignant une évidente complicité entre eux.
Tim est lent, très lent dans tous ses gestes. Il ne dit rien. Jamais. Ni ne sourit. Son visage reste crispé, marqué par l’effort et la tension. Est-il muet ?
Pas si simple de jouer avec quelqu’un qui n’offre aucune interaction. Heureusement, Elsa est présente. À défaut, étiquette ou pas, j’aurais sans doute volontiers planté là ce butor. J’admire la posture de la jeune femme : ni trop, ni trop peu. Souriante, joyeuse, nous échangeons
volontiers quelques mots. Sans nous concerter cependant, nous nous abstenons de parler de Tim.
Un PAR 3. Le trou ne semble pas compliqué. Tim est de plus en plus tendu. Sa tête commence à bouger. Il se crispe sur ses mains, cherche une bonne position d’épaule. Il est très, trop attentif à son putter. Elsa, fidèle à elle-même, lui décrit les pièges : fausse perspective, fausse pente, arbre mal placé… J’avoue être moins attentif à mon jeu. Je pense aux Yips, ces mouvements inconscients et incontrôlés se produisant lors d’un putt. Mais ce n’est pas cela. Les mobilités sont beaucoup plus saccadées.
Tim rate complétement sa balle qui file dans un bunker. Il a l’air perdu. Elsa demeure égale à elle-même :
— Ton geste doit être ample afin de donner de la vitesse au club lors de l’impact. Attention à ton angle d’attaque ; ton club doit suivre le placement de ton corps et non le plan de la ligne de jeu…
J’ai cessé de me formaliser des conseils d’Elsa. Avant de quitter le bunker, elle rebouche et nivelle avec soin tous les trous et empreintes de pas.
Malgré tout, Tim s’en sort très bien. Le score final est en sa faveur. J’ai fait de mon mieux pourtant. Sans rancune, je m’apprête à serrer sa main pour le féliciter. Elsa précède mon geste et prend la mienne.
Nous cheminons côte à côte. Tim trottine près d’elle, pas trop loin.
— Tim est mon frère, me confie-t-elle. Il a de très lourds problèmes neurologiques. Il ne parle jamais devant des inconnus. Il ne supporte pas qu’un autre que moi le touche. Pardonnez-moi de n’avoir pas été totalement honnête. Lorsqu’un nouveau joueur de son niveau arrive, à sa demande, je ne précise jamais son handicap. Tim adore le golf. Jouer lui permet de moins ressentir sa différence.
Elle m’explique avoir été formée par Handigolf, que les règles du golf restent les mêmes pour tous, valides comme handicapés. Elle-même joue au plus haut niveau. Son rêve ? Il n’est pas pour elle. Elle aimerait que le Golf puisse intégrer un jour les Jeux Paralympiques.
Je regarde Tim. Il ne sourit toujours pas, mais semble apaisé, heureux.
Au penthouse, j’ai quitté Elsa et son frère avec regret. J’ai leurs coordonnées. C’est certain, sur un parcours ou un autre, nous rejouerons ensemble.
Ah oui ! Au moment de partir, Tim m’a serré la main.